demarche

à propos du projet Interzone :

L’étude de l’environnement urbain constitue le socle de ma démarche artistique, j’y puise une matière plastique et sémantique à partir de laquelle je construis un univers insoupçonné.

De la ville, je traque les éléments fantomatiques : la non présence des habitants, les lieux de transit ou des espaces privés, rendus déserts aux heures intermédiaires, pendant le sommeil de toute activité. Je révèle un environnement où, bien que l’humain en soit absent, on devine son passage. Cultivant une esthétique de la présence par l’expression visuelle de l’absence, j’interroge la relation de l’homme à son environnement. Présence ou non présence, là est l’enjeu, mon propos.

Guidé par une sensibilité formelle et épurée, mon approche descriptive combine frontalité, composition et couleur. Je créé des univers autonomes au fort pouvoir de suggestion. Le regard que je porte est empreint d’une certaine tension. En effet, ma déambulation en des lieux de transit vacants (couloirs, parkings, escaliers, stations service) se heurte à l’obstruction de barrières ou de grilles. Les personnages fantomatiques et les mannequins nous renvoient à notre propre anonymat. On subodore une « activité » dans les vitrines et les voitures incarnent une présence. Si les photos se suffisent à elles-mêmes, le propos prend toute sa consistance dans un corpus cohérent d’images qui s’enrichissent des échanges et des relations qui s’instaurent entre elles. A cet égard l’ordonnancement que je propose a son importance; c’est volontairement que la chronologie n’est pas respectée, le projet engagé il y a presque 10 ans, évolue au gré des nouvelles directions que je développe dans le temps.

Je m’autorise délibérément à recadrer les photos et chaque image a un format qui lui est propre et unique. Les supports, comme les formats, varient. La picturalité des images et mon propos me conduisent à privilégier les grands formats. Les photos des personnages et des mannequins sont à l’échelle une. Suggérant la possibilité d’une dialectique entre les regardeurs -individus anonymes en transit- et l’environnement distingué, je fais du support le propos : aucun visage dans ces photos, sauf ceux des observateurs, reflétés par le Diasec.

Avec les œuvres Sans-titre, 2008, 2009, 2011 (les grilles, les vitrines -escalier bleu et rideau à lamelle-) qui sont de très grands formats, j’invite à réfléchir sur l’objet photographique dont la présence relève de l’occupation physique des lieux. Ces prises de vues frontales dont on perçoit les volumes, les successions et les profondeurs, invitent dans leurs dimensions fictionnelles, à imaginer une déambulation et à s’approcher pour voir ce qui se passe «derrière». Néanmoins la monumentalité des formats, accentuée par la tridimensionnalité du support affleurant et décollant l’oeuvre du mur, maintient le spectateur à distance. La photographie, de par son volume et son propos, interagit dés lors avec l’espace d’accrochage sur le mode de l’installation.

Je travaille en argentique avec une chambre folding 4×5 inches et mes photos ne sont soumises à aucune mise en scène, ni manipulation particulière. Dans mes créations se pressentent, certes, des inspirations contemporaines allemandes (L’école de Düsseldorf, frontalité et objectivité de la prise de vue, monumentalité des formats) et américaines (New topographics ou la représentation des paysages urbains contemporains) mais également Le cinema, de par la dimension fictionnelle des images et la «théâtralisation» du fond et de la forme. La peinture enfin, puisque j’accorde un soin particulier au dessin et à la composition, à la palette des couleurs et des matières, et la dispersion harmonieuse de la lumière selon les règles du clair/obscur.

c’est dans la synthèse de ces influences et d’un regard construit, choisi et individuel que se trouvent les scellements de ma démarche artistique.

—————————————————————————————

à propos du projet Interstice :

Printemps 2013, ma résidence au Zentrum für Kunst und Urbanistik à Berlin touche à sa fin. Je souhaite prolonger mon séjour Berlinois et je trouve un peu par hasard une chambre dans un Plattenbau en plein cœur du quartier historique de Mitte.

Ces immeubles typiques de Berlin-Est ont la particularité d’être construits par l’assemblage d’éléments préfabriqués en béton. Si leur façade m’avait déjà interpellé, j’ignorais tout de l’intérieur.

J’ai trouvé là un sujet d’étude particulièrement attractif à ma recherche de l’entre deux, d’une esthétique de la présence par l’absence, de l’étude de la relation de l’homme à son environnement.

Mon approche descriptive permet de saisir les détails qui créent un sentiment partagé : l’ancien et le nouveau, les couleurs vives à l’intérieur et les façades lugubres à l’extérieur, l’aspect fonctionnel/bon marché et l’ambition décorative, sont ces contradictions désuètes et maladroites que je rends visible.

Le regard – distant et objectif – que je glisse sur l’organisation de ces intérieurs est empreint d’une certaine tension.

L’atmosphère semble calme et imperturbable, mais les espaces étriqués de cet habitat dispensent «de fait» un sentiment de claustration. Aucune fenêtre dans ces images d’intérieurs, lorsque j’oriente mon objectif vers l’extérieur c’est l’imposante façade de l’immeuble en face qui se dévoile. Les allers-retours des motifs de la porte ou du lustre nous indiquent l’enfermement.

J’avais ressorti à l’époque mes vieux CD et c’est «No escape» de Cabaret Voltaire que j’écoutais en boucle, «No escape, No escape, No escape…», nous dit le refrain…

Là est le propos : le huis-clos, il n’y a aucun échappatoire dans cet interstice fragile…

—————————————————————————————

à propos du projet Escales :

la série inédite intitulée Escales participe de cette même recherche de l’entre-deux propre à la démarche de Julien Lescoeur. Elle semble toutefois marquer une légère inflexion dans l’œuvre du photographe.

En effet, au-delà de la proximité étymologique entre le titre et le leitmotiv de l’escalier, c’est bien à une pause que nous invite la série.

Le palier compte ici autant que la volée de marches. L’ascension est progressive, en camaïeu – du bleu au vert, en passant par le jaune, l’orangé et le rouge – et là où les séries précédentes pouvaient se révéler presque anxiogènes, n’hésitant pas à nous projeter au cœur d’un film noir ou d’anticipation, cette-dernière distille une sérénité nouvelle. La présence de ces havres de nature touffue, qui s’intercalent dans la série avec les escaliers, bien que cantonnés à l’espace clos d’une cour intérieure d’immeuble constituent certainement les véritables escales du titre.

L’indocilité de ces entrelacs végétaux avec laquelle résonne la dernière image de la série, représentant une plante rampante le long de deux tuyaux dans un intérieur, témoigne de la part de surprise que réserve la nature dans un environnement humain prompt à la domestiquer.

Enfin, à la lumière sépulcrale qui éclairait les séries précédentes succède la volupté caressante du jour.

Héloïse Conésa
Conservatrice du patrimoine
cabinet de la photographie contemporaine
Bibliothèque Nationale de France

—————————————————————————————

LE DECLENCHEUR
À propos des photographies de Julien Lescœur.

« Le caractère théâtral de l’art minimal se révèle en des lieux vides, abandonnés, dans une situation où l’objet et l’art eux-mêmes sont absents » lit-on dans Art et objectité, l’essai de Michael Fried publié en 1967. L’auteur n’a alors que 28 ans. Il défend une peinture moderniste et le fait contre le minimaliste et tout art « théâtral » accusé d’être une forme idéologique d’art. Art et objectité est un texte radical, violent, où s’exprime une hiérarchie des arts, empruntée à Lessing, et de justes frontières entre les genres : peinture, sculpture, etc. C’est l’autonomie. Elle fonctionne également par rapport au contexte : le musée ou l’actualité¹. Robert Smithson sera l’un des premiers à s’opposer à Michael Fried dans la revue Artforum.
L’auteur ne s’intéresse alors pas, en 1967, à la photographie. La regarde-t-il ? Rien n’est moins sûr. A cette date, son statut artistique demeure incertain même si l’art conceptuel s’apprête à le transformer. C’est l’art conceptuel qui fera de la photographie un art à part entière. Toutefois, et assez ironiquement puisqu’il la néglige, Fried anticipe la nature de la photographie contemporaine quand il parle du minimalisme : il se révèle en des lieux vides, abandonnés.
Le public l’a constaté à partir des années mille neuf cent quatre-vingt : la photographie s’intéressait aux lieux vides (Jean-Marc Bustamante en France). Il a vu également les images accéder à une dimension monumentale. Car, comme l’art minimal, la photographie contemporaine atteste « un effet de présence scénique ou théâtrale où l’objet et le spectateur partagent le même espace²» pour paraphraser l’auteur américain.

Nulle mieux que l’œuvre de Julien Lescœur en témoigne. Cette situation ne « menace » pas l’art comme Fried fut engagé à le croire avec la théâtralité. Nous en voulons pour preuve une photographie importante, clé, dans l’œuvre déjà longue de Julien Lescœur : soit l’image monumentale d’une vitrine. La structure métallique de la fenêtre divise l’image en trois, forme un triptyque, évoquant la peinture religieuse et ses retables (voir ci-contre). Derrière la vitrine, se trouve un rideau à lames verticales ou plus exactement un store californien. Sa couleur est beige. Il y a un radiateur et des néons. La particularité est que le rideau au centre de l’image est clos, ses lames sont donc jointurées, il forme une surface épousant la photographie et sa matière. En revanche, les lames s’ouvrent dans les parties latérales de l’image. C’est surtout le cas à gauche où une ouverture, certes partielle, permet au regard de plonger derrière l’opacité.
Il va sans dire qu’à ce stade, et tout en maintenant l’idée de la planéité, le théâtre ou la « présence » comme dirait Michael Fried s’organisent.  Le rideau s’ouvre. Cette ouverture déclenche une opération chez le spectateur : la fiction.

Psycho

Stations essence vides surgissant au milieu de la nuit, escaliers d’immeubles à Berlin, rideaux d’appartements, grilles, vitrines, parkings à demi vides, façades aveugles, mannequins sans visages, personnages sous une capuche, ou un autre surgi de l’obscurité d’un couloir de métro et évoquant une vanité moderne : l’œuvre de Julien Lescœur révèle un univers pluriel. C’est sa particularité mais aussi son identité car une ligne est tenue d’une série à l’autre (Interzones, Velvet Doom, Escales, etc.) : celle d’une certaine inquiétude face à un monde se révélant non pas épanoui ou libre mais barré par des obstacles, des empêchements, des creux et des néants.
L’œuvre de Julien Lescœur emprunte à l’école objective allemande et à ses caractéristiques : frontalité, épure, couleurs. Née dans la Rühr (Essen, Düsseldorf), on sait combien cette école est liée à l’histoire de la sidérurgie et de la société industrielle.
Mais cinéma, musique, peinture affleurent dans les références et habitent les images de mille récits ou souvenirs. Citons des sources d’inspiration : Jim Jarmusch, David Lynch, Wim Wenders pour le septième art, Joy Division, Einstürzende Neubauten, le post punk et la cold wave en musique. S’agissant de la peinture, Edward Hopper.
En effet, le photographe partage avec le grand peintre américain une maîtrise du clair-obscur, un talent de coloriste, la même distance d’observation, sans oublier un cadrage rigoureux, qui font de chacune des scènes représentées un délicat exercice d’équilibre.
Car ce qui se révèle est une vision du doute. De la crise. Celle du monde moderne et peut-être une crise de l’art. C’est donc bien volontiers que sur une proposition de Camille de Bayser, Julien Lescœur investit un lieu inédit où la convivialité est au rendez-vous et se partage, pour élaborer des conversations et des rencontres.

Le film de Gus Van Sant Psycho est un remake du chef-d’œuvre d’Hitchcock, c’est aussi un fabuleux éloge du travestissement. Comment le film s’ouvre-t-il ? Par un long plan séquence avec une vue d’oiseau sur la ville de Tucson, Arizona, puis la caméra pivote, descend en altitude, affronte un immeuble si l’on ose dire, fixe l’une des fenêtres et, peu à peu, se dirige de face dans sa direction jusqu’à entrer dans une chambre au-delà du rideau. Un couple illégitime se réveille après l’amour.
Cette fenêtre est une proposition pour comprendre l’œuvre photographique de Julien Lescœur : un univers complexe et plus contrarié qu’il n’en a l’air. Nous vous laissons découvrir la suite car l’œuvre partage avec le public le même espace.

Guillaume Leingre

¹Michael Fried, Contre la théatralité – Du minimalisme à la photographie contemporaine, Gallimard, 2007.
²Nous mesurons bien que la photographie n’est pas univoque et il existerait plus sûrement des photographies contemporaines. Cette hypothèse renvoit à ce qui justement est défini par le terme en usage : la photographie contemporaine.